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Simon n’était pas convaincu que Rae ait des pouvoirs surnaturels. Il existait des demi-démons du feu, mais à quinze ans, elle aurait dû être capable de faire plus que laisser des marques qu’on pouvait à peine qualifier de brûlures au premier degré. Il ne pensait pas qu’elle mentait. Seulement qu’elle voulait trop y croire.
J’avais le sentiment qu’il voyait juste. Abandonnée à la naissance, détrônée par ses plus jeunes frères et sœurs, placée à Lyle House avec des inconnus et laissée pour compte : c’était important pour Rae de se sentir spéciale. Je l’avais vu sur son visage ce matin-là, elle était euphorique.
Derek mit plus de temps à écarter l’idée. Il ne dit pas qu’il croyait que Rae était un demi-démon, mais son silence témoignait qu’il envisageait cette possibilité. Il était encore ennuyé, tout comme moi, de ne pas avoir trouvé de connexion entre nous, Sam Lyle et les dépouilles des surnaturels de la cave, la nuit précédente. Si Rae était bien un demi-démon et Liz une chamane, l’hypothèse d’être réunis ici par hasard s’effondrait.
On aurait pu objecter qu’un foyer pour adolescents perturbés n’était pas un lieu extravagant où trouver de jeunes surnaturels, surtout pour ceux qui ignoraient ce qu’ils étaient. Nos symptômes pouvaient être manipulés pour correspondre à ceux de désordres psychiatriques connus. Puisque tout le monde savait très bien qu’il était impossible de contacter les morts, de brûler les gens à mains nues ou de casser le cou de quelqu’un en le poussant, la solution la plus évidente était que nous étions des malades mentaux, victimes d’hallucinations, obsédés par le feu, d’une violence incontrôlable…
Mais les sautes d’humeur de Tori n’avaient rien de paranormal. Peter avait apparemment été placé ici pour des troubles de l’anxiété, et ça ne semblait pas entrer non plus dans les critères.
Mais j’avais l’impression tenace d’oublier un détail, comme si le lien était là mais que mon cerveau était trop distrait par d’autres problèmes pour le voir. Je soupçonnais Derek d’éprouver le même sentiment.
Que Rae soit une surnaturelle ou pas, nous étions tous d’accord qu’elle devait venir avec nous. Pour Derek, la question n’était pas tant : « Est-ce qu’on devrait la laisser venir ? », mais plutôt : « Est-ce qu’on ose la laisser derrière ? » Et si elle se vengeait en allant tout raconter aux éducatrices ? J’avais du mal à l’imaginer, mais une fois que nous serions partis, si on lui tombait dessus, elle craquerait avant Derek.
La seule condition qu’exigea Derek était que nous restions vagues sur les détails de nos pouvoirs et sur le projet, au moins pour l’instant.
Je transmis le message à Rae, puis Derek nous annonça une nouvelle à laquelle aucun de nous ne s’attendait : nous devions partir le soir même.
Comme c’était samedi, nous avions toute la journée pour nous préparer, et les tâches ménagères nous fournissaient un alibi parfait pour farfouiller dans la maison et rassembler des provisions. Mlle Van Dop partait en congé à la fin de la journée, et l’éducatrice du week-end se rendrait sûrement moins compte qu’elle que nous complotions. C’était mieux de partir avant que quelque chose tourne mal.
Après m’être remise de ma réaction initiale de panique (« Comment, mais tu veux dire ce soir ? »), je fus forcée d’admettre que plus tôt nous partirions, mieux ce serait.
Pendant que Rae montait la garde en nettoyant la salle de bains des filles, je fis mes bagages.
J’avais souvent fait mon sac pour partir en colo, mais en comparaison, les préparatifs ce matin-là furent atroces. Pour chaque objet que je prenais, j’étais obligée de me demander à quel point j’en avais besoin, la place qu’il prendrait, combien il pèserait, et s’il ne valait pas mieux que j’en trouve un autre en chemin.
Je laissai ma brosse et gardai le peigne. Déodorant, ça oui. L’iPod et le tube de gloss n’étaient peut-être pas essentiels, mais ils étaient assez petits pour que je puisse les garder. J’allais devoir racheter du savon, une brosse à dents et du dentifrice plus tard, parce que je ne pouvais pas prendre le risque que quelqu’un remarque tout de suite leur disparition de la salle de bains.
Puis vinrent les vêtements. Il faisait encore frais, surtout le soir. Il fallait que je mise sur les épaisseurs multiples. Je fis ce que tante Lauren m’avait appris quand nous avions passé une semaine en France. Je mettrais un sweat-shirt, un pull à manches longues, un tee-shirt et un jean. Je prendrais deux tee-shirts supplémentaires, un autre pull, et trois paires de chaussettes et autant de sous-vêtements.
Cela suffirait-il ? Combien de temps allions-nous être en cavale ?
J’avais évité le problème depuis que j’avais proposé de venir. Simon et Derek semblaient penser que nous retrouverions leur père assez vite. Simon pouvait lancer des sorts, et il avait seulement besoin de sillonner la ville en utilisant son pouvoir.
Ça semblait facile. Trop facile ?
J’avais lu au fond de leurs yeux : l’inquiétude à peine dissimulée de Derek, la conviction opiniâtre de Simon. Après les avoir interrogés, ils admirent tous les deux que s’ils ne parvenaient pas à retrouver leur père, il y avait d’autres surnaturels qu’ils pourraient contacter.
Si ça durait plus longtemps que quelques jours, j’avais une carte bancaire et l’argent de mon père. Simon et Derek avaient eux aussi une carte, correspondant à un compte d’urgence que leur père avait ouvert pour eux, avec au moins 1 000 dollars chacun, pensaient-ils. Il fallait qu’on retire le plus de liquide possible tout de suite, avant qu’on se rende compte de notre disparition et qu’on se lance à notre poursuite. Derek garderait sa carte et son argent au cas où il en aurait besoin, mais on aurait celui de Simon et le mien. On se débrouillerait.
Quoi qu’il arrive, ça allait bien se passer. Mais une chemise de plus n’était peut-être pas une mauvaise idée.
Une chemise… cela me faisait penser…
Je fourrai mon sac à dos sous le lit et me glissai jusqu’à la chambre de Tori. La porte était entrouverte. Par l’entrebâillement, je vis que son lit était vide. Je poussai lentement le battant.
— Hé !
Elle sauta de l’ancien lit de Rae en arrachant ses écouteurs.
— On t’a jamais appris à frapper ?
— Je… Je croyais que tu étais en bas.
— Ah, et tu allais en profiter, hein ? Tu allais mettre en place ton petit coup monté ?
J’ouvris la porte et entrai.
— Quel coup monté ?
— Celui que tu prépares avec ta bande. Je vous ai bien vus rôder dans le foyer et comploter contre moi.
— Hein ?
Elle enroula le fil de ses écouteurs autour de son lecteur mp3 en serrant bien fort, comme si elle s’imaginait en train de m’étrangler avec.
— Tu me prends pour une conne ? Tu n’es pas aussi douce et innocente que tu sembles, Chloé Saunders. D’abord, tu séduis mon copain.
— Ton cop… « Séduis » ?
— Ensuite tu vas chouiner sur l’épaule du grand brun coléreux, et il se met à te suivre partout comme un petit chien.
— Quoi ?
— Et maintenant, pour être sûre que tout le monde dans le foyer me déteste, tu te mets Rachelle dans la poche. Tu crois que je n’ai pas remarqué votre petit conciliabule ce matin ?
— Et tu t’imagines qu’on… complote contre toi ? (J’éclatai de rire et m’appuyai contre la commode.) Comment tu arrives à passer les portes avec un ego aussi surdimensionné ? Je n’en ai rien à faire de me venger. Je n’en ai rien à faire de toi. Tu piges ?
Elle s’assit sur le bord du lit, les yeux plissés.
— Tu te crois maligne, hein ?
Je me laissai aller contre le meuble en poussant un soupir exagéré.
— Tu n’arrêtes jamais ? Tu es comme un disque rayé. Moi, moi, moi. Le monde tourne autour de Tori. Pas étonnant que même ta mère trouve que tu es pourrie gât… (Je me tus, mais il était trop tard. Tori, qui s’apprêtait à se lever, resta figée pendant un moment, puis retomba sur le lit.) Je ne voulais pas…
— Qu’est-ce que tu veux, Chloé ?
Elle essaya de prendre un ton acerbe mais sa voix était calme et lasse.
— Le pull de Liz. Rae a dit que tu lui avais emprunté un sweat vert à capuche.
Elle fit un geste pour me montrer la commode.
— Il est là-dedans. Le tiroir du milieu. Si tu défais tout, t’as intérêt à replier.
Et ce fut tout. Pas de « Pourquoi tu le veux ? » ni même de « Est-ce qu’elle a appelé pour le réclamer ? » Son regard était déjà lointain. Est-ce qu’elle était droguée ? Ou bien n’avait-elle plus la force de s’en préoccuper ?
Je trouvai le pull. Un sweat-shirt vert à capuche de chez Gap. Un effet personnel.
Je refermai le tiroir et me redressai.
— Tu as eu ce que tu voulais, me dit Tori. Maintenant, va donc retrouver tes petits amis.
Je marchai jusqu’à la porte, posai la main sur la poignée, et me retournai pour la regarder.
— Tori ?
— Quoi ?
Je voulais lui souhaiter bonne chance. Je voulais lui dire que j’espérais qu’elle trouverait ce qu’elle cherchait, ce dont elle avait besoin. Je voulais lui dire que j’étais désolée.
Avec tout ce qui se passait à Lyle House, et après la découverte qu’au moins trois d’entre nous n’y avaient pas leur place, il était facile d’oublier que certains se trouvaient là pour une bonne raison. Tori avait des problèmes. Espérer qu’elle se comporte comme une adolescente normale, puis la repousser et l’insulter en voyant qu’elle n’en était pas capable équivalait à se moquer des élèves en difficulté à l’école. Elle avait besoin d’aide, de soutien et de considération, et Liz avait été la seule à lui en donner.
Je serrai le sweat-shirt de Liz entre mes mains et tentai de trouver quelque chose à dire, mais tout ce que j’aurais pu ajouter aurait été mal interprété et lui aurait semblé condescendant.
Je lui dis donc la seule chose possible :
— Au revoir.